A propos de béret, j'ai une petite histoire qui se raconte dans les chaumières de Gascogne...
La bénédiction circulaire
Donc, le Bon Dieu créa le monde, comme on le sait, dans Sa logique méthodique, en commençant par le commencement. En dernier, il créa l'Homme (et la Femme, bien entendu). Et puis, fin finale, et ce point est moins connu, il créa les Gascons avec, en corollaire, la Gascogne.
Alors, S'essuyant les mains d'un torchon métaphorique, avec la satisfaction de l'ouvrage accompli, Il observa Sa création. Les Gascons Lui parurent si réussis qu'Il décida de S'octroyer une innocente fantaisie : en guise de signature, dans un rapide paraphe circulaire, Il dota les Gascons, tout comme Il l'avait fait pour Ses anges, d'une auréole. Une vraie auréole dorée, légèrement luminescente, qui se tenait à dix, quinze centimètres de leur tète et qui leur dispensait en plus une douce chaleur. Les gouttes de pluie s'y vaporisaient en grésillant, les dispensant de l'invention du parapluie. Bref, les Gascons vécurent ainsi durant des temps et des temps. L'auréole leur était aussi indifférente et naturelle que leur nez généreux au milieu de leur figure.
Malheureusement, rien de ce qui est bon sur cette terre ne saurait durer indéfiniment. Les Gascons trouvèrent un inconvénient majeur à la présence de leur auréole. Combien de temps leur fallut-il pour en arriver à cette conclusion, nul ne saurait le dire. Toujours est-il qu'ils se réunirent un jour pour discuter. Les plus hardis d'entre eux désignèrent de plus hardis encore, afin qu'ils allassent en délégation déposer leur requête aux pieds du Bon Dieu.
En ce temps-là, les voies du Paradis étaient aussi tortueuses, malaisées et raboteuses qu'aujourd'hui, mais au moins étaient-elles connues, et point trop impénétrables. Les émissaires gascons marchèrent longtemps. Enfin les portes du Paradis s'ouvrirent devant eux et on les fit attendre dans une antichambre aux lambris dorés.
" Que me vaut le plaisir de votre visite, mes bons Gascons ? " s'enquit Dieu avec une grande simplicité.
Le plus hardi des plus hardis Gascons prit la parole. Il rendit grâces à Dieu de les avoir créés, de leur avoir donné un beau pays, force oies et canards, et l'Armagnac, les vignes et les vins, et j'en passe évidemment. " Et aussi, ajouta-t-il, et aussi les palombes, qui nous arrivent par nuées à la saison.
- Y aurait-il problème avec les palombes ? dit Dieu en feignant de ne pas savoir. Les voulez-vous plus grosses ? Comme des oies ?
- À Vous ne plaise, Seigneur ! s'exclamèrent-ils tous ensemble. En se posant, elles nous casseraient toutes les branches de nos arbres. Non, les palombes sont parfaites telles qu'elles sont. Seulement, voilà...
Le plus hardi des plus hardis se racla la gorge.
- Seulement voilà. Vous savez comment ça se passe : on a bâti nos palombières, tout en haut des arbres. On a attendu des semaines, en guettant le ciel, les mains crispées sur nos fusils bien huilés, en se passant de main en main la gourde de vin d'Irouléguy ou de Madiran. Les appelants s'agitent doucement. Tout est calme...
- Continue, dit Dieu, complice. Tu me fais languir.
- Et puis dans la brume du lointain : ça y est, les voilà. Une multitude de points minuscules, on pourrait encore s'être trompé.. Mais non, ce sont elles. Tout le monde est à son poste. Le nuage grossit, vient sur nous. Déjà elles tournoient au-dessus de notre tète. Nos arbres les invitent à se poser - elles viennent de si loin ! -, et les appelants sur leurs bascules battent furieusement des ailes pour leur dire venez, venez avec nous ! Et les palombes vont se jeter dans nos bras !
Les Gascons ont beau être hardis, ils n'en écrasent pas moins une larme, à cette évocation qu'ils vivent si douloureusement.
- Et alors ? Et alors ? fait Dieu, pris à Son propre jeu.
- Et alors ? Et alors, elles aperçoivent la lumière de nos auréoles qui filtre à travers les branches ! ça brille de partout ! Et alors les palombes prennent peur - vous les avez faites tellement craintives ! - elles reprennent leur vol, et elles nous passent sous le nez, Seigneur ! On n'a plus qu'à rentrer chez nous, bredouilles, sous les quolibets de nos voisins et les récriminations de nos femmes. Tout ça, à cause de ces putes d'auréoles !
Là, il mit sa main devant sa bouche, craignant d'être allé plus loin qu'il n'aurait voulu. Dieu plissa Ses paupières.
- Ainsi, vous voulez que je vous enlève vos auréoles ? Ce qui vous rend si semblables à Mes anges du Paradis ? Ce qui vous distingue de tous les autres Hommes ?
- Justement, hasarda l'un des Gascons... n'est-ce point trop d'honneur... ?
- Qui peut dénier l'Honneur qu'il Me plaît d'octroyer ? demanda Dieu si doucement que Sa voix parut gronder comme le tonnerre. Tous se turent, en regardant le bout de leurs souliers.
- L'audience est terminée, dit Dieu. Rentrez chez vous, et ne M'offensez point. "
Les Gascons saluèrent profondément, et quittèrent le Paradis d'une démarche lasse. Leur retour fut encore plus long que l'aller. Chaque caillou du chemin leur écorchait le pied, chaque ronce déchirait leurs vêtements, leur peau, leur coeur. Enfin, ils aperçurent les toits de leurs maisons. Avant tout le monde, les chiens avaient décelé leur arrivée. Les gens vinrent à la rencontre des émissaires, qui gardaient obstinément la tète basse en se demandant comment ils allaient expliquer l'échec de leur mission. Pourtant, il y eut des exclamations de surprise.
" Qu'est-ce qui vous arrive ? Vos auréoles...? "
Ils s'entre-regardèrent. En effet, leurs auréoles avaient changé : loin de briller comme des lanternes, elles avaient pris une teinte terne de vieil or. Peu à peu, comme une contagion, toutes les auréoles s'éteignaient insensiblement. Elles devenaient de plus en plus sombres et descendaient lentement, leurs bords s'affaissant, jusqu'à se poser doucement sur la tète de leur propriétaire. Les Gascons suivaient des yeux l'évolution du phénomène, dans un grand silence.
Lorsque l'auréole devenue complètement noire et veloutée se posait sur leur crâne, ils se sentaient envahis d'une chaleur intense qui les pénétrait au plus profond de leur cerveau, lequel s'épanouissait comme un vieil armagnac, fusait d'esprit, de rires et d'idées. Les plus hardis des plus hardis Gascons comprirent alors qu'ils avaient été exaucés. Non seulement ils pourraient continuer à chasser les palombes, mais encore ils pourraient jouir des bienfaits de leur auréole.
Bien vite, ils devinrent experts dans son maniement, car cette auréole-là pouvait s'enlever, être lancée en l'air en signe de joie, servir de récipient pour transporter des oeufs, des pommes ou des noix, battre le chien ou le marmot insolent, tuer les mouches, et surtout revenir sur la tête pour y tenir les idées au chaud.
Est-il utile de poursuivre ? Le lecteur sagace aura déjà deviné que cette histoire raconte la vraie origine de ce que l'on a appelé plus tard le béret. On ne tentera pas de vous convaincre que tous les bérets sont des auréoles cristallisées - ou plutôt, feutrées - car si, comme on l'a déjà dit, les grâces ne sont point éternelles, l'homme a su, par son artisanat, imiter d'assez près (encore qu'imparfaitement, bien sûr) l'Oeuvre divine. Néanmoins, je ne saurais trop vous encourager à vérifier, auprès de quelques vieux Gascons, s'ils ne sont pas réellement nés coiffés d'une telle bénédiction circulaire.